L'histoire
Nous sommes tous peu ou prou le résultat de parcours, de cheminements, de migrations, de trajectoires. Et qu’est-ce qu’une trajectoire humaine sinon un alignement plus ou moins continu d’expériences identitaires ? La notion de trajectoire appliquée au monde familial d’où je viens révèle un assemblage singulier d’expériences fondatrices souvent complexes, quelquefois paradoxales et pourtant complémentaires, des strates superposées d’exils, de temps de dispersion, et de désir d’unité.
Mes racines plongent dans des territoires divers. Elles creusent du côté du gris bleuté de mer Baltique, prises dans le vent du Nord et le froid piquant qui glace les bouleaux.
Elles s’échappent vers la douceur de la Méditerranée et l’ancienne Constantinople, s’enroulent dans les rues du quartier de Hasköy en se croyant encore quelque part en Espagne, car les juifs qui s’y installèrent au 15ème siècle venaient de cette péninsule ibérique dans laquelle ils avaient vécus de nombreux siècles avant d’en être chassés.
Mes racines filent encore dans un petit village de France, dans le parfum de la trilogie des droits de l’homme bien lisibles au fronton des mairies et des écoles. Car c’est bien connu, pour de nombreux juifs qui au tournant du 20ème siècle choisissent la France, c’est ici où ils devraient être le plus heureux en référence au proverbe yiddish :«Heureux comme Dieu en France».
Mon parcours gustatif est inscrit dans ces racines qui se déploient de façon quelquefois inattendue.
Car la réalité culinaire de ma famille juive séfarade issue d’Espagne puis installée dans l’empire ottoman se réfère autant aux borekas et aux biscotchos d'origine hispanique qu’au tarama et aux feuilles de vigne farcies ottomanes.
Ajoutons à ce premier champ de traditions familiales, les saveurs askénazes baltes entre cornichons au sel, pain au pavot et boulettes de farine de pain azyme de la grand-mère et du père de ma maman que je n’ai pas connu, disparu dans la nuit sans fin d’Auschwitz, et enfin les traditions lyonnaises et iséroises issues de ma grand-mère maternelle.
Voilà comment obtenir un fameux melting pot dans lequel je baigne à l’aise tant il me permet de cultiver mon goût de la cuisine à l’envi.
Le tarama de mes racines est un de mes plats préférés. Je dois préciser qu’il s’agit plus précisément du tarama de ma maman qui s’est appropriée cette recette issue de la cuisine de ma famille paternelle basée à Istanbul depuis le 16ème siècle après leur expulsion d’Espagne. Cette cuisine judéo-hispanico-turque a emprunté l’art du mézzé environnant en en créant une nouvelle variante, las komidikas composées de divers mets: caviar d’aubergines, garato-tronçons de maquereaux marinés au sel, piyaz-salade de cocos blancs, yaprak-feuilles de vigne farcies au riz, et les fameuses pastitcheria-pâtisseries salées sur lesquelles je reviendrais et qui font toute la différence entre un mézzé «classique» et un mézzé séfarade digne de ce nom !
Mais à tout seigneur tout honneur, commençons par le tarama.
Quand il arrive sur table, petite colline rose et parfumée, accompagné de quelques olives galamatas au noir violacé brillant et profond, c’est le bonheur assuré. Il n’y a pas vraiment de fête sans lui. La recette a été donnée à ma maman puisqu’elle ne la connaissait pas. Elle l’a peaufinée, fignolée pour atteindre le tarama parfait. Elle s’est alors très rapidement taillée une belle réputation dans l’art de sa réalisation et elle se voit depuis longtemps dans l’obligation d’en préparer dès qu’une occasion festive se présente. Elle a du ainsi faire des centaines de kilos de tarama ...
«Dany tu nous feras bien du tarama pour -au choix cocher la case correspondante: la soirée d’un tel, la réception d’un autre, le buffet de mariage de ta petite-fille, l’anniversaire de l’un, la célébration de ceci, l'inauguration de cela, ect, ect ... ?
On pourrait croire qu’elle ne sait faire que le tarama, ce qui est faux, mais c’est ainsi; le tarama c’est forcément le tarama de ma maman que ses petits-enfants ont d’ailleurs rebaptisé le «taramamie». Son tarama est devenue une institution. On sait qu’il est bon, citronné comme il convient, souple comme il faut, bref un tarama de compétition. Ce tarama je l’aime comme on aime les fêtes et les anniversaires. Une bouchée du tarama de ma maman sur un morceau de pain à la croûte bien croustillante, c’est définitivement pour moi un des meilleurs repas sur terre.
Alors entre le tarama stambouliote venu avec ma grand-mère Vida et transcendé par ma maman, le souvenir retrouvé du foie haché lituanien de mon arrière grand-mère Zile, et les rognons au madère de ma mamie Marie, mon coeur balance et mon appétit dit oui. Je n’aimais rien petite, j’aime tout depuis. J’aime découvrir en voyageant des goûts différents, choisir des plats que je ne connais sur les cartes des restaurants. J’aime faire les marchés des villes dans lesquelles je vais pour la première fois. J’aime me promener dans les supermarchés, sûr moyen de voir comment mangent les gens.
Mon goût pour la cuisine est un système racinaire.
Catherine-D.E
La recette
Le tarama de ma maman
Ingrédients :
-des oeufs de cabillauds que l’on trouve chez Bahadourian-rue Villeroy à Lyon
-pain de mie
-de l’huile d’arachide
-du jus de citron
Il est difficile de donner des quantités précises car le tarama se fait «au juger». Disons que 200 grs d’oeufs de cabillaud donne un bon bol de tarama.
Passer rapidement sous l’eau le pain de mie dont vous aurez préalablement enlevé les bords. Essorez-le dans vos mains. Il faut compter un tant pour tant d'oeufs de cabillaud et de pain de mie essoré.
Mélangez le pain de mie et les oeufs de cabillaud à la fourchette et détendez le mélange avec un peu de jus de citron. Versez lentement l’huile en filet, au fouet ou au batteur, comme pour faire une mayonnaise. Ajoutez au fur et à mesure le jus de citron en goutant régulièrement afin d’obtenir le gout souhaité: un juste équilibre entre le gout du poisson qui doit être présent, adouci par l’huile et relevé par le citron.
Les photos
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