samedi 5 décembre 2015

Grignette



J’aime manger et j’aime faire à manger. Je ne peux pas dire que j’aime manger depuis toujours, depuis que je suis petite, car justement quand j’étais petite je n’aimais pas manger. Mon surnom était Grignette, évocateur d’une enfant qui se contentait de grignoter d’où - en ce temps là- son tout petit gabarit. Bien peu autour de moi se souvienne de ce surnom et la plupart de ceux qui m’entourent aujourd’hui le trouverait bien surprenant !
Grignette n’aimait pas manger et ses premiers souvenirs de nourriture ne sont pas gais. Je me souviens avec angoisse être restée sur le palier de l'appartement de mes parents avec mon assiette de viande dont j’ai fini par dissimuler le contenu sous le paillasson ... Devoir finir mon assiette était un cauchemar. Il faut attendre encore un peu pour que quelques souvenirs plaisants s’attachent à la cuisine, puis ils se sont accentués, ils se sont multipliés, ils ont pris toutes sortes de formes, ils ont voyagé, se sont attachés aux gens rencontrés, se sont cultivés de lectures, d’Histoire, et même de peinture. J’aime manger, j’aime faire à manger. Je ne sais pas ce qu’est devenue Grignette.

Manger ne me rappelle donc rien d’exaltant lorsque j’étais petite. Quelques bribes  plaisantes arrivent néanmoins tant bien que mal à se frayer un passage : les rognons au madère de ma mamie- plat pourtant peu enclin à contenter un palais enfantin, et, toujours de cette même mamie chérie, sa glace au citron dont le goût est encore sur ma langue. Cette glace au citron nous enchantait mon frère et moi à une époque où les congélateurs n’étant pas encore de mise dans les cuisines et où manger une glace chez soi relevait d’un luxe qui me semblait inouï. Cette glace formidable était en fait un simple sirop au citron placé dans le bac à glaçons en aluminium du freezer. L’acidulé du citron et sa fraîcheur absolu nous comblaient. Il paraît aussi que j’adorais les moules et que je sidérais les convives du restaurant de bord de mer où mes parents aimaient aller en vacances, mais mes souvenirs ne remontent pas si loin. Nous passions aussi beaucoup du temps de nos vacances dans la maison de ma mamie à Tirieu, un lieu dont je vous reparlerais, et là ce sont les tartines de gros pain de campagne, à la croûte bien craquante qui laisse un peu de noir entre les dents, beurrées et recouvertes d’un voile de cacao qui restent dans ma tête comme le meilleur des goûters, et aussi l’odeur très particulière du lait que j’allais chercher à la ferme. Tout juste trait, ce lait encore tiède dans ma «berthe» en fer blanc sentait à la fois la paille de l’étable et la bouse. J’ai vraiment l’impression de parler d’«un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître» ! ...

Ses bribes de mémoire culinaire sont donc bien minces, telle que l’était Grignette. Et n’en déplaise à ma maman, aucune n’est liée au syndrome de la mère nourricière ! Il faudra attendre encore que je grandisse et ma gourmandise avec. Manger relevait alors de l’obligation, de la consigne : «Il faut manger», «Viens à table», et surtout la terrifiante «Finis ton assiette» assortie de «Tu ne sortiras pas de table avant d‘avoir terminé»... J’aurais pu en rester là et bannir pour toujours de mon quotidien le plaisir de la nourriture. 
Comment et pourquoi en fut-il autrement ? Franchement je n’en sais rien. 

Un jour, je me suis mise à collecter des recettes dans mon magazine préférée; 15 ans. Elles étaient présentées sous forme de fiches que l’on pouvait perforer afin de les ranger dans un classeur. Je les découpais et elles sont toujours rangés dans une petite mallette en plastique orange, aujourd’hui en haut de la bibliothèque de mon bureau. Il est vrai que chez nous on jette peu et que j’ai toujours mille objets qui soutiennent- tels de vaillants  piliers- le fil de la mémoire. Avec les premières recettes collectées, est venu le temps de la préparation du repas que nous avions décidé, mon frère et moi, de faire pour célébrer la Fête des Mères. Je faisais le menu, mon père se chargeait des courses car à l’époque c’est lui qui les faisait (il achetait du vin à la tireuse, des rigottes d’Echalas, du foie pour moi, du coeur pour mon frère et de la tétine pour lui et maman, réminiscence de leurs premières années de mariage quand leur porte-monnaie était plat et que la composition des menus devaient rimer avec bon marché). Le dimanche matin, mes parents partaient faire un tour aux Puces et mon frère et moi entrions en cuisine. A midi, la table était mise, le déjeuner fin prêt, et un menu calligraphié par mes soins renseignait nos deux parents sur ce qui les attendaient. Il est certain que mon premier menu n’était pas une ode à l'équilibre : un cervelas à l’alsacienne avec fromage et lard, plus une entrée et un dessert que j’ai oublié mais qui avaient plombé l’ensemble ! Les suivants furent plus réfléchis avec un turbot au vin rouge très respectable, d’autant plus que c’était mon père qui réglait la facture. 
Mon frère se chargeait toujours de la partie sucrée: ses premiers financiers furent un succès mais j’avais beaucoup de mal à ce qu’il accepte de ranger la cuisine avec moi. Si j’avais su alors qu’il deviendrait  propriétaire d’un restaurant et que je le verrais nettoyer de fond en comble; cuisine, ustensiles, vaisselle et salle, j’aurais eu du mal à croire au tour que prends quelquefois la vie.

Premières recettes découpées, premiers déjeuners mitonnés, bientôt arriveront les saveurs des voyages et des fêtes de famille, puis les livres et les cahiers. 

Pourquoi manger et cuisiner est-il devenu un jour un plaisir, passant sans ambages de l’obligation à la gourmandise ? Je n’en sais rien et je ne sais pas ce qu’est devenue Grignette.

Catherine D-E.

Grignettte et son petit frère à Tirieu

Pas encore de recette pour cette introduction. Ce sera pour le prochain article ! 







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