samedi 16 janvier 2016

Les gaufrettes à la glace de la petite fille de Brooklyn

L'histoire



La maison de Solange et Robert était magique car elle avait le grenier le plus formidable qui soit. Ce n’était pas un grenier sombre, au plancher vermoulu et craquant, rempli de toiles d’araignées et de poussière. C’était un grenier vaste et clair à la bonne odeur de bois. On pouvait y dormir et jouer. Moi j’y ai beaucoup lu. Le grenier de la maison de Solange et Robert à Chateauneuf était un lieu extraordinaire pour la petite fille que j’étais. Un lieu où l'imagination et les rêves pouvaient courir à leur aise. Car dans ce grenier il y avait des livres, plein de livres; ceux de Martine, Hélène et Patou, mes cousins. 
Je me souviens plus particulièrement de deux livres, «Toufou», l’histoire d’un petit garçon amoureux du cirque, et «La petite fille de Brooklyn» de Betty Smith dans la fameuse Bibliothèque Verte. La couverture représentait une petite fille à la silhouette malingre et aux fins cheveux longs et noirs devant une esquisse de hauts immeubles dont je ne savais pas alors qu’ils pouvaient aussi s’appeler des «buildings» puisque l’histoire se situait à New-York. 
Ce roman autobiographique que j’ai lu et relu évoquait la vie d’une petite fille très pauvre de Brooklyn, ce quartier new-yorkais ouvert à toutes les immigrations. Les descriptions qui entouraient le récit de la vie quotidienne de Francie me fascinaient autant qu’elles m’intriguaient car je ne me les représentais pas. Ainsi lorsque Francie évoque qu’elle s’installe sur un escalier pour lire tout à son aise, elle décrit un escalier métallique à l’extérieur de son immeuble. Des escaliers dehors le long des murs sur lesquels on peut aller en passant par une fenêtre ? Je ne voyais pas comment c’était possible et à quoi ils servait, à part procurer à Francie le lieu pour jouer puisqu'elle expliquait qu’elle n’avait pas de chambre dans le tout petit appartement où elle vivait. 
L’autre élément qui ne manquait pas de m’interpeller était les friandises qu’elle s’offrait quelquefois « ...huit sous de gaufrettes roses et blanches à la menthe ... ». Des gaufrettes de couleur ? Cela me semblait féérique. Mais le plus étrange pour moi était les gaufrettes à la crème glacée que Francie croquait. Je connaissais évidemment les gaufrettes et la glace, mais séparément. Comment les manger ensemble ? Pour moi à cette époque la glace se mangeait uniquement sous la forme d’une boule posée sur un cornet ou quelquefois dans un joli petit pot en carton avec une minuscule cuillère en plastique de couleur. Je me suis donc longtemps demandée comment gaufrette et glace pouvaient ainsi cohabiter dans une gourmandise que Francie semblait vraiment adorer. 

La description des repas de la famille de Francie relevait aussi d’un certain exotisme : «...ils dinèrent chacun d’une grosse tranche de gorget de chez Sauerweim (bas morceau de la langue de boeuf), avec deux morceaux du bon pain de seigle bien odorant acheté à l’épicerie juive et tartiné de beurre, et un gâteau, le tout arrosé d’un bol de café fort, bien chaud, corsé d’une petite cuillère de lait concentré sucré, servi au bord de l’assiette ...». 
Une petite fille avait donc le droit de boire du café, de surcroit en mangeant ? La viande était mangée avec des tartines ? Quelle époque et quel pays ! Et pour fêter la nouvelle année, la maman de Francie «mettait un peu de vieille eau de vie dans de grands verres sur laquelle elle versait un mélange composé d’un oeuf battu, de lait et de sucre. Puis elle râpa un peu de muscade dont elle saupoudrait le tout». Quel monde étrange vraiment ! ... 
Après «La petite fille de Brooklyn» j’ai lu d’autres livres, fait d’autres connaissances littéraires, et j’ai laissé de côté la petite Francie, les escaliers extérieurs, le pont de Brooklyn, le quartier de Manhattan Avenue et le quartier juif qui démarrait à Siegel Street et dans lequel elle achetait le si bon pain de seigle.

Un jour je découvris avec le film «West Side Story» ce qu’étaient les escaliers extérieurs à New-York. Et encore plus tard en allant aux fiançailles de mon frère aux Etats-Unis je découvris enfin les gaufrettes à la crème glacée que l’on mangeait, non pas en les léchant, mais en les croquant comme un petit gâteau. En une bouchée je retrouvais Francie, l'héroïne de mes dix ans, je comprenais sa joie gourmande, je savais enfin ce qu’était l'Amérique. 


Catherine D.E




Les photos 











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